Visiteurs au Japon, j’imagine que vous serez surpris les vendredis soir de voir à quel point il y a de la viande saoûle sur les trottoirs. Et encore, je peux vous certifier que c’était bien pire il y a 15 ans, à la fin de la bulle économique. À cette époque, c’était tous les soirs. Ou alors je me suis tellement habitué à voir des hommes en costume rivalisant avec la gent canine, la cravate dans le caniveau que n’y fais plus attention.
Parmi les scènes croustillantes dont j’ai été témoin, j’aimerais en évoquer deux qui m’ont laissé un souvenir indélébile, deux qui ne se passent ni sur le trottoir, ni dans le caniveau, mais dans le train.
L’une se passait dans un train de banlieue qui emmène des flots de japonais endormis loin de la capitale. Cette fois là, ce n’était pas un homme, mais une jeune femme en tailleur trois pièces qui était à quatre pattes dans ce train, bien qu’il y eût encore de la place pour s’asseoir. C’était un des derniers tortillards que personne ne prend parce qu’ils s’arrêtent à chaque gare, mais que je prenais souvent parce que cela me permettait de dormir une petite heure assis, ce que je préférais à être trente minutes debout dans cet état là. Bref, la Belle tentait de revendiquer ses droits sur la pesanteur et titubait à quatre pattes comme si elle avait perdu une de ses lentilles de contact. Elle semblait vraiment chercher quelque chose. Sans doute en premier lieu son équilibre.
Bien qu’elle fût loin d’être laide son attitude veule semblait ne lui attirer que du mépris.À un moment, alors que le train était sur le point de s’arrêter à une gare, un homme se lève et s’approche d’elle. J’ai cru qu’il allait l’aider à s’asseoir, mais j’ai été assez surpris et même stupéfait: il l’a tout simplement copieusement pelotée, main dans le soustif, pouêt pouêt, et est sorti du train en courant alors que la porte allait se fermer.
Peut-être la position de la jeune femme, qui transforme facilement des seins de modeste calibre en gorge
plantureuse lui aura-t-elle mis le feu aux sens et donné une envie irrésistible de lui palper les glandes.
Mais finalement, la demoiselle ou la dame ne s’est aperçu de rien et tout compte fait, cela a fait un homme heureux et même deux puisque j’ai maintenant une bonne histoire de plus à raconter.
Pour la deuxième anecdote, j’ai été témoin du summum de l’abnégation. Dans la Yamanote (la ligne de train qui fait le tour de Tokyo), un jeune couple. Elle était tellement bourrée qu’il la maintenait debout dans un train assez serré, mais pas tout à fait bondé, heureusement.
À un moment, la belle s’est mise à gerber alors que son galant la tenait contre lui, tendrement. Le bras droit enlaçait délicatement la jeune créature diaphane pendant que sa main gauche tentait en vain d’endiguer le flot infernal et de filtrer les gros morceaux de l’éruption gastrique qui lui ravageait l’intérieur par spasmes incoercibles.
La tendre demoiselle devait du haut de ses talons gérer le roulis du train qui s’ajoutait au tangage de ses excès et au lacet (1) de son imprévoyance. Ses yeux injectés de sang semblaient s’exorbiter à chaque salve tandis que son amant lui caressait le dos en lui disant des mots doux.
(1) ‘tain, ça devient technique. À tout hasard, lisez le cours de mécanique volume 1 de Richard Feynman.
Évidemment les voisins immédiats ont pris leurs distances, et tous deux sont restés unis dans la lumière crue de la triste réalité et des néons du train, partenaires d’un tango interminable sur la piste de l’enfer.
Alors j’ai su à ce moment ce qu’est l’amour, le vrai, unis pour le meilleur et pour le pire, dans les larmes de joie, les sucs de l’amour ou la gerbe foudroyante. Un amour qui résiste à cela résiste à tout.
Ils sont ensuite descendus à Shin-Okubo, elle titubant, la robe fleurie de reliefs étranges qui jadis furent un repas que l’on devine succulent, lui serein, le costar arborant autant de décorations que la vareuse d’un empereur africain. Ils disparurent dans la nuit pour glisser dans la galerie de mes souvenirs où ils sont restés comme un tableau peint à la gerbe sur le canevas de leur amour.
Bon appétit.
Pascal